La première descente du canyon d'Holzarté - Olhadibie

La première descente du canyon d’Holzarté – Olhadibie par Robert Ollivier

La première descente du canyon d'Holzarté - Olhadibie

Par Robert Ollivier

25 aout 1933

A l’ouest de la vallée d’Aspe, les Pyrénées s’abaissent, l’austérité des paysages s’atténue, et les monts gracieux et colorés du Pays Basque moutonnent jusqu’à la mer sous le ciel lumineux de la Côte d’Argent.
C’est cependant au sein de cette contrée au charme délicat et prenant que sont taillées les gorges les plus farouches de la chaîne pyrénéenne.
Au Sud de Mauléon-Soule, trois grandes fissures calcaires déchirent le sol: les canyons d’Uhadjavé, de Khakouetta et d’Holzarté-Olhadibie. Les torrents qui y roulent descendent de la crête frontière franco-espagnole entre les pics d’Anie (2.504 m) et d’Orhy (2.017 m). L’un d’eux, L’Olhadibie, jouit du privilège de traverser le plus sauvage de ces défilés, le canyon d’Holzarté, la  » reine des cluses françaises « . Long de cinq kilomètres environ, profond de 100 à 300 mètres, rempli des rumeurs d’un torrent tumultueux qui bouillonne entre deux parois verticales, il demeura totalement inexploré jusqu’en 1907. Les Basques, superstitieux, redoutaient son approche, le considérant comme l’antre insondable de génies malfaisants. En vérité des sites aussi sauvages constitueraient un cadre incomparable pour une  » Nuit de Walpurgis « . Nul doute que Méphistophélès et sa horde de démons et de sorcières eussent délaissé la vallée de Brocken elle-même s’ils avaient pu connaître les gorges d’Holzarté.

martelMais, en 1907, si certains voyageurs en avaient soupçonné l’existence, personne ne s’y était encore aventuré. A cette époque, au cours de trois expéditions hydrologiques dirigées par E-A. MARTEL, le célèbre explorateur de gouffres, le canyon fut parcouru en partie.
Mais, dit MARTEL  » Malgré tous les efforts par l’amont, par l’aval et par les flancs, à grandes volées d’échelles de cordes, avec des bateaux de toile, des échelles démontables, 600 mètres demeurent inconnus entre une cascade sortant d’une crevasse inviolable et une autre chute qui tombe de 50 mètres dans le fond invisible de la gorge. Il est probable qu’une ou plusieurs brisures de l’eau, font ici un ressaut de 100 mètres, qu’il sera bien difficile d’aller voir . »
En effet, peu de voyageurs tentèrent, après MARTEL, de percer le mystère d’Holzarté.

Toutefois, de 1925 à 1933, de sérieux efforts furent tentés, notamment, par MM. DUBOSC, le Docteur MINVIELLE, Laurent BARATS, CAMES, MALAN, GARDERES, LAVIE, Mlle LEVAVASSEUR.

Quelques fragments de la partie inconnue furent conquis vers l’aval.  » La cascade sortant d’une crevasse inviolable  » fut surmontée en 1926, année où, par suite d’une sécheresse extraordinaire, le torrent se trouvait presque à sec. Maurice GARDERES fut le leader de la caravane. Vers l’amont,  » la cascade qui tombe de 50 mètres dans le fond invisible de la gorge « , en l’occurrence la deuxième chute importante, fut descendue et remontée plusieurs fois.

Enfin on parvint à trouver un point faible, sur la paroi de la rive gauche, et à descendre par là dans le fond des gorges, au moyen d’une série de rappels de corde. Une nouvelle cascade fut ainsi reconnue. Les explorateurs s’évadèrent des gorges par l’aval .

Quoi qu’il en soit, près d’un kilomètre de gorge demeurait inconnu au début de l’été 1933. Nous jugeons en effet un peu étriquée la distance de 600 mètres donnée par MARTEL, pour le tronçon inexploré. Le fond du canyon, très tortueux, comprend mille détours qui allongent singulièrement les mesures prises sur les bords supérieurs.
La sécheresse de l’été 1933 décida Henri Dubosc à tenter, avec le matériel le plus simple, cordes et pitons de rappel, la traversée complète des gorges, de l’amont vers l’aval. François Cazalet et moi nous trouvions libres. Tentés par l’originalité de cette expédition, nous ne nous fîmes pas répéter deux fois l’invitation de Dubosc. Notre jeune mais solide compagnon de cordée Roger Mailly se joignit à nous. Et, le 25 août, à 2 h 30 du matin, nous quittions Pau dans l’auto de Dubosc et roulions vers le Pays Basque

A 4 heures 30, nous faisons halte au pont de Longibar. Un copieux déjeuner nous occupe un temps appréciable. Ce n’est pas du temps perdu. Notre prochain casse-croûte n’aura lieu qu’à 17 h 30, dans un des recoins les plus sinistres des gorges. Vers 5 heures, par une obscurité encore épaisse, la caravane s’ engage, à la lanterne, dans le sentier qui serpente immédiatement à gauche après le pont de Longibar. Notre équipement, aussi pittoresque que volontairement rudimentaire, jette une note de gaieté dans l’expédition. Pas de souliers ferrés pour cette fois, ni même de bas, ni de chaussettes, mais de simples espadrilles, un maillot de bain, deux gros chandails, de vieux pantalons destinés à amortir le frottement des rappels de corde. Dubosc arbore d’amusante culottes de flanelle rouge et un curieux bonnet blanc.

Après quarante-cinq minutes de montée assez raide, nous apercevons sur notre droite, un peu en contre-bas, de puissantes murailles grisâtres dont la base se perd dans la pénombre: les gouffres d’Holzarté. Nous les franchissons bientôt sur une mince passerelle, longue d’une trentaine de mètres.

Il fait encore trop sombre pour que nous puissions distinguer le fond des gorges. Toutefois, en martelant nos pas sur les planches de ce pont suspendu, qui oscille, nous « sentons » le vide sous nos pieds: 120 mètres plus bas roule le torrent.

A travers une belle forêt, nous suivons pendant plus d’une heure la rive gauche du canyon. Les falaises de la gorge sont presque partout couronnées d’une végétation touffue. Vers 7 heures, nous atteignons l’origine du défilé. Laissant sur notre droite une première cascade assez haute, nous entreprenons, à peu près à 150 mètres d’elle vers l’aval, une descente par la rive gauche, à travers un fouillis d’arbustes. Henri Dubosc a découvert et déjà utilisé ce passage, difficile à repérer, qui, au milieu de falaises par ailleurs impraticables, permet de descendre sans rappel de corde jusqu’à l’origine de la deuxième cascade, haute de 40 à 50 mètres, où commencent véritablement les gorges. Nous accrochant aux branches, aux racines, aux herbes, nous descendons en diagonale, au-dessus d’un à pic impressionnant, jusqu’au’au fond du thalweg.

Traversant le torrent, nous nous élevons, rive droite, sur un tertre abondamment pourvu d’orties. Derrière ce tertre, tout contre la paroi rocheuse, un couloir terreux nous permet d’effectuer une descente assez rapide parallèlement à la cascade. Celle-ci glisse sur un lit de roches terriblement lisses et polies. Un ressaut de 15 mètres nous contraint à un rappel placé autour d’un vieux tronc d’arbre. Nous voici au pied de la deuxième cascade. Déjà, de toutes parts, des parois insurmontables nous entourent. Jusqu’au’au soir, nos yeux fatigués de tacles d’une horreur presque sublime ne verront que ces remparts titanesques, dressés face à face à quelques mètres les uns des autres, creusés des orifices d’innombrables cavernes,sculptés de voûtes vertigineuses, de profils pleins d’étrangeté.

Par un talus fort incliné et glissant, Mailly et moi contournons un premier bassin assez profond. Dubosc et Cazalet plongent résolument dans l’eau froide. 150 mètres plus loin, la gorge forme un coude. Nous nous approchons: nous sommes au bord de la troisième cascade, au-delà de laquelle personne ne nous a précédés. Elle tombe seulement d’une hauteur de 20 mètres; mais elle est verticale et, pour la franchir, il faut descendre sous la cataracte. Dans le tortueux défilé qui lui fait suite, la gorge s’assombrit, d’étranges rumeurs bourdonnent,le torrent paraît s’enfoncer dans les entrailles de la terre, cependant que les murailles,sur chaque rive, grandissent, se penche l’une vers l’autre, cachent le ciel.  » D’en haut filtre une tragique lumière verdâtre, décomposée par la végétation qui recouvre ou traverse les lèvres supérieures de la fissure » (Martel)

Quelles surprises nous réserve-t-il, ce tronçon ignoré des gorges ? Mais nous avons résolu d’arracher son secret au canyon d’Holzarté. Un anneau de rappel est placé autour d’un énorme bloc, une corde de 50 mètres déroulée, et Dubosc assuré par une corde de secours, affronte le premier la cataracte. L’eau s’abat sur son crâne avec violence; son pittoresque bonnet blanc est emporté. Notre compagnon aboutit finalement dans une espèce de chaudron où bouillonnent des remous inquiétants. Mais il a pied, avec de l’eau jusqu’aux épaules. Nous lançons les sacs sans ménagements au bas de la cataracte. Le premier, qui touche l’eau avec un « plouf  » sonore, est salué par un bel éclat de rire de Dubosc, qui patauge avec ardeur.

Je descends le dernier, rappelle la corde et rejoins mes compagnons. Toute retraite est maintenant coupée vers l’amont. Avec de l’eau jusqu’aux hanches, nous parcourons environ 200 mètres. Puis un trou profond nous oblige à nager. Une corde à la ceinture, l’un de nous traverse le bassin et hale les sacs. Pendant ce temps, ses camarades installent un nouveau rappel en deçà du trou, car une quatrième cascade, haute de 5 à 6 mètres, nous barre la route et, sur ses bords, nous ne voyons aucune saillie de rocher pour placer la corde.

Au même point, la gorge fait un coude à droite, semble aboutir à un cul-de-sac, et dessine un autre coude vers la gauche, où le torrent se précipite en une cinquième cascade. Celle-là, nous ne savons comment la descendre: l’eau s’infiltre dans un étroit boyau à peine large pour un homme et s’y écroule d’une hauteur de 12 mètres environ, en une chute coupée en son milieu par une marmite. Le torrent à l’étroit y tourbillonne d’une façon redoutable. Une berge très inclinée avoisine le boyau. Nous la suivons. Elle est bientôt coupée par un escarpement d’une dizaine de mètres. Un rappel nous déposerait au pied de l’embarrassant ressaut; mais aucun piton de rocher ne fait saillie sur les bords. Les fiches de fer que nous tentons de planter ne s’enfoncent pas suffisamment. Nous nous décidons à placer un anneau de rappel autour d’un rocher situé très loin du bord. Comme nous risquons un dangereux pendule, par suite de l’inclinaison de la berge vers la cascade, nous enfonçons tant bien que mal des pitons de fer qui empêcheront la corde de déraper. Nous envoyons les sacs en éclaireurs au pied de l’escarpement et nous descendons à la force des poignets, pour éviter l’irritante friction de cette corde trempée qui refuse de glisser. Naturellement nous aboutissons dans un trou profond où la natation est de rigueur. Tout en barbotant, nous poussons les sacs vers un îlot rocheux. Cette fois, la corde résiste à nos efforts lorsque nous voulons la rappeler. Nous devons tirer tous les quatre, et de toutes nos forces, pour la récupérer.

Immédiatement après, nous contournons un nouveau ressaut de quelques mètres avec l’aide de la corde et d’une vire sur la paroi gauche, dont les rochers, comme passés au savon noir, s’avèrent terriblement glissants. Un tronc d’arbre, dégringolé du haut des falaises et posé en long, nous permet de descendre le ressaut suivant par une chevauchée pittoresque.., et gluante. C’est ici qu’un affluent de l’Olhadibie, le ruisseau de Saratcé, dont parle MARTEL, tombe en cascade sur la paroi de la rive droite.

Par la suite, durant un parcours d’une longueur qu’il nous est difficile d’apprécier, aucun obstacle notable ne nous arrête, à part quelques trous à traverser à la nage, des chutes de 2 à 3 mètres, une de 5 mètres, qui exigent l’emploi de la corde. Le canyon, toujours étroit et tortueux, toujours sombre et dominé par des escarpements énormes, nous semble ne devoir jamais finir. A chaque coude du défilé nous redoutons de voir le sol s’effondrer en un gouffre où nous serons contraints de procéder à une descente pénible sous des trombes d’eau. Nos baignades incessantes dans ce torrent assez froid (14 à 15°) commencent à nous lasser. Nous grelottons douloureusement entre chaque immersion. De plus, le temps s’est gâté; il pleut. Il est vrai que les multiples surplombs des parois nous protègent des averses, mais de sourds grondements de tonnerre nous inquiètent; si le torrent venait à grossir?… Nous apprendrons le lendemain qu’un violent orage s’est déchaîné sur Pau. De la terrasse du boulevard des Pyrénées, nos camarades ont observé de lourdes nuées chargées d’électricité au-dessus du pic d’Orhy, et notre ami Herbert WILD, plein d’inquiétude, est accouru chez l’ami BERNIS et s’est écrié enlevant les bras au ciel  » Les malheureux.. Ils vont être pris comme des rats dans un égout  » (sic). Heureusement, nous n’eûmes pas à subir un sort aussi tragique!

Mais, après un long parcours tranquille, un grondement avertisseur nous donne le frisson; plus de doute, c’est une nouvelle cascade. A un détour de la gorge, elle se creuse brusquement sous nos pieds; elle a 8 à 10 mètres. Nous franchissons un enchevêtrement indescriptible de troncs d’arbres à demi pourris et, tandis que Dubosc, bravement, descend dans l’eau, je « vire » le ressaut vers la gauche par une escalade risquée; en cas de chute, après tout, j’en aurais été quitte pour un plongeon de 10 mètres en eau profonde. Je regagne le fond du thalweg par des pentes raides, terreuses, pleines de ronces. Cazalet et Mailly suivent mes traces, ne voulant pas laisser passer non plus cette occasion d’éviter un bain.

Maintenant le canyon s’élargit, un vrai petit plateau verdoyant réjouit nos regards, et, ô joie! nous apercevons un coin de ciel bleu. Les nuages ont fui; un rayon de soleil nous frôle.., la délicieuse caresse. Mais le soleil illumine aussi, devant nous, un gigantesque bastion grisâtre, haut de 300 mètres, aux parois lisses comme une cuirasse: les gorges ne sont pas finies.

Ce coin reposant n’est qu’une oasis sur notre pénible route. Dubosc a beau dire que le terrain s’humanise, nous ne sommes pas au bout de nos peines. Une nouvelle cascade est là pour nous l’apprendre; nous l’évitons en grimpant à gauche sur un tertre. Nous dévalons de l’autre côté une raide pente herbeuse. Dubosc reconnaît alors la muraille le long de laquelle il est descendu avec ses compagnons en 1929. Nous en avons donc terminé avec la partie inconnue des gorges. Mais nous ne pouvons sortir que par l’aval de cette longue faille et de rudes épreuves, plus pénibles qu’acrobatiques, nous attendent encore.

Nous tombons en arrêt devant une chute de 23 mètres. Elle est plus large que les autres; l’eau y rebondit sur d’ énormes saillies en surplomb et se précipite en plein vide. Nous avisons sur la gauche une sorte de cheminée ou l’eau ne coule pas; elle nous permet d’effectuer un rappel à sec; pas tout à fait cependant. A la base de la muraille, un bassin, à peine large de 2 à 3 mètres mais profond de 3 ou 4, nous accueille fraîchement; et, pour traverser ce bras d’eau que nous franchirions d’un bond si nous pouvions prendre appui sur des pierres moins glissantes, nous devons nous immerger tout entiers.

A travers un amoncellement de blocs de forte taille, nous gagnons à pied sec, 200 mètres plus loin, le déversoir de la dernière cascade importante. Ici s’arrondit, en voûte sur notre tète et au dessus de la chute, « la monstrueuse grotte » de MARTEL. La paroi de la rive droite se creuse en une profonde excavation, sous laquelle gronde la cataracte . Notre descente en rappel à côté de la chute principale nous balance dans le vide sous des cascatelles qui ruissellent désagréablement le long de notre corps. Nous frôlons au passage une énorme roche en pendentif qui affecte étrangement la forme d’un cœur. Une fois de plus, la corde ne se montre pas docile au rappel . A nos tractions violentes elle résiste, et ne vient que centimètre par centimètre. Elle cède enfin et s’abat dans le torrent.

Avec la plus grande rapidité possible, car il nous semble que le jour baisse, nous bondissons sur des rochers glissants où le moindre faux pas nous vaut une rude chute sur les reins. Si le terrain est moins accidenté, les gorges conservent toujours une grandeur écrasante et nous ne pouvons voir la moindre parcelle de firmament. Tout à coup, à un détour du canyon, les parois se rapprochent, se rejoignent. L’eau s’engouffre dans un antre obscur  » Le tunnel  » annonce Dubosc. Dans une pénombre plus impressionnante qu’une nuit complète, nous distinguons, aux reflets plombés de l’eau, un véritable lac souterrain long de 20 à 25 mètres, large de 4 à 5, très profond. A l’ angoisse de nous replonger dans cette eau, que nous devinons plus glaciale ici qu’ailleurs se joint l’appréhension de nous lancer à la nage dans cette crypte dantesque dont nous n’apercevons pas bien le débouché au grand jour. Par un effort de volonté, nous ranimons notre courage un peu refroidi. Pour que je puisse tirer les sacs, mes camarades m’attachent une corde à la ceinture et je m’élance, sans prendre le temps d’hésiter, dans des eaux plus noires que celles du Styx. Je fends l’eau avec rage pour lutter contre le froid; je reprends pied, je tire les impédimenta; mes camarades plongent à leur tour. Le souvenir de cette traversée souterraine demeure en moi comme la vision la plus fantastique du canyon d’ Holzarté. Il me semble avoir rêvé quand j’ évoque ces eaux sombres, cette demi-obscurité tragique, le tumulte de l’ eau dans cette caverne de cauchemar et mes trois compagnons tirant leur coupe en laissant derrière eux un sillage blanchâtre, dans ce décor digne d’illustrer  » l’Enfer  » de DANTE.

Des bassins nombreux et profonds se succèdent ensuite à un rythme accéléré, sans nous laisser le temps de reprendre haleine. Nous émergeons du dernier, claquant des dents, affamés par 13 heures de jeûne, littéralement vidés de nos calories. Nous interrogeons Dubosc:  » Combien de temps encore pour sortir de ces maudites gorges ? » ; il répond d’un air innocent « Trois heures et demie à peu près ». Dans une poche imperméable en caoutchouc, nous avons emporté une montre et quelques vivres. La montre marque 17 h 30. L’orage a repris; le tonnerre emplit les gorges d’affreux roulements; il pleut. A l’abri d’une caverne, nous grignotons du sucre, des gâteaux secs, buvons un peu d’a1cool. Dix minutes après nous marchons a toute vitesse. Nous avons de l’eau jusqu’aux genoux, parfois jusqu’à la ceinture .Nous courons presque. Tout à coup, levant la tête, nous apercevons, très loin, très haut, un mince trait noir en travers des lèvres de l’immense faille: la passerelle. Plus loin, nous nous heurtons à la jonction, confluent des torrents d’Olhadibie et d’Hyharca. L’eau y bouillonne brutalement. Nous grimpons sur les pentes de la rive droite, raides, terreuses, pleines d’une végétation touffue. Nous descendons à la corde. Et voici les eaux glauques et profondes du « Trou du Noyé », où périt jadis un pêcheur. Il nous est possible de le « virer » par la rive gauche, grâce à une escalade aventureuse.

Enfin, pour éprouver jusqu’au bout notre patience, le torrent nous réserve la désagréable surprise d’un rapide. Dubosc, le moins frileux de tous, s’enfonce résolument dans l’eau jusqu’aux épaules, grimpe sur une terrasse qui nous domine, et nous lance de là-haut une corde. Toujours pour éviter des baignades, nous le suivons dans une caverne imposante à deux issues, qui lui rappelle un sombre bivouac, et que nous traversons. Cet antre est baptisé  » la Cathédrale « . Nos voix y résonnent comme sous les voûtes de Notre-Dame. Une demi-heure encore ou une heure, je ne sais, nous pataugeons dans le torrent; et, sans transition, les parois géantes s’abaissent, font place à une paisible forêt, à des champs verdoyants. Les visions fantastiques s’évanouissent.

L’orage a cessé, le ciel s’est éclairci. Le sentier que nous avons suivi ce matin est là sur notre droite. L’auto nous attend à dix minutes de marche. Il est 20 heures 30. La nuit tombe. Parvenus sur le sentier nous tournons la tête: derrière nous, un paisible vallon déploie son relief tranquille.Rien ne permet de soupçonner, dans ce paysage souriant, dans la paix de ces prairies et de ces forêts silencieuses, 1’existence du prodigieux canyon d’Holzarté-Olhadibie. Et nous croyons nous réveiller d’un sommeil hanté de rêves étranges.

Après un dîner réconfortant au village de Licq-Athérey, nous reprenons la route. Dubosc et moi nous relayons au volant de la voiture, car un sommeil impérieux pèse sur nos paupières; le ronflement du moteur a peine à couvrir ceux de Cazalet et de Mailly.
A 1 heure 30 du matin nous traversons les rues désertes de Pau.

Robert Ollivier
La Montagne
Juillet 1933