Henri Barrio

Henri Barrio

Henri Barrio (1912 – 1969) fut un des représentants les plus actifs et les plus pittoresques du pyrénéisme de difficulté de cette grande époque de l’entre deux guerres.

Handicapé par une constitution physique déficiente – une main et un pied mal formés – il réussit cependant à égaler le niveau des meilleurs grimpeurs d’alors (François Cazalet, Charles Laffont, Henri Lamathe, Roger Mailly, Robert Ollivier, Jean Senmartin … ) et à leur ravir quelques belles courses dont ils rêvaient.

Ainsi, la face Nord de la Pique Longue échappa aux fondateurs du tout jeune G.P.H.M., car le 08 Août 1933, Henri Barrio et Robert Bellocq en réussirent la première ascension.
Il en fut de même pour la seconde ascension du couloir de Gaube qu’il réussit le 13 Juillet 1933, six ans après l’échec de Jean Arlaud et Charles Laffont, en compagnie de Aussat et Loustanau.

Extrait d’un article de Robert Ollivier

L’année 1933 fut marquée, au Vignemale, par une succession d’événements curieux où le hasard, les concours de circonstances, peut-être un enchaînement logique ou simplement la fatalité me paraissent illustrer avec beaucoup d’humour un sens – assez ironique – de l’histoire.

Le 13 juillet, Aussat, Barrio et Loustaunau réalisent la seconde ascension du couloir de Gaube. Le 15 juillet, vaguement avertis de cette concurrence imprévue, mais n’y croyant pas trop, Cazalet, Lamathe, Ollivier et Senmartin font la troisième, ramassent en passant au pied du mur de glace un piton et un piolet abandonnés et sortent au crépuscule dans l’entonnoir de Gaube, n’ayant pu aborder le couloir que tard dans la matinée par suite d’un violent orage.
Ils descendent le glacier d’Ossoue dans la nuit noire… à la lueur des étincelles d’un briquet.
François Cazalet, promoteur de l’entreprise, le seul qui, à l’époque croyait au couloir depuis longtemps, mais qui en parlait trop, conserva le piolet de Barrio par représailles. Honnête, il déclara: « Dans un an et un jour, il est à moi ». Un an après, moins un jour, Barrio vint récupérer son piolet, mais pas l’amitié de François, qui s’estimait, à juste raison semble-t-il, le légitime successeur de Brulle.

Très tourné vers la jeunesse (il était instituteur de profession en vallée d’Aspe), il assura l’encadrement, après la libération, de nombreux camps de montagne pour écoliers, normaliens ou instituteurs à partir du refuge de l’Abérouat au-dessus de Lescun, ainsi que des stages d’initiateurs d’alpinisme.

Merci à Gérard Raynaud, pour son aide pour la réalisation de cette page.

Hommage de Robert Ollivier à Henri Barrio

Henri Barrio a disparu peu de temps après Marcel Cames. Trente sept ans plus tôt, il avait surgi dans l’histoire du pyrénéisme d’avant-garde, au moment où Marcel Cames commençait à se retirer. Leur destin semble avoir respecté l’ordre des générations.
Je n’ai jamais oublié comment j’avais remarqué, pour la première fois, ce nom d’Henri Barrio. C’était dans un petit poste d’éclaireurs-skieurs du Briançonnais (« La Cochette ») sur un col à 2300 m, dans les neiges de Février 1933. J’y recevais les journaux palois et je parcourais en premier lieu, en bon pyrénéen exilé, les nouvelles du ski ossalois. Je vis ainsi figurer en bonne place, à plusieurs reprises, dans des courses de fond à Gourette, « station » pourvue de cabanes de bergers en pierres sèches et fréquentée le dimanche par quelques dizaines de skieurs montés à pied de Laruns, le nom d’Henri Barrio.

Je ne rêvais alors que de courses en montagne, à pied ou à ski, d’escalades rocheuses aussi difficiles que possible, et de compagnons aussi « mordus » que moi. J’en avais déjà un, François Cazalet et tous deux nous projetions de fonder un club académique d’escalade ; nous cherchions donc avec ardeur les futurs adhérents. J’écrivis à François à peu près ceci : « Connais-tu cet Henri Barrio ? Il a l’air d’en vouloir. Tu devrais le contacter ».

J’ignorais que Barrio et Cazalet avaient usé leurs culottes sur les bancs de la même école communale, qu’alors ils n’étaient pas très copains, que même, ils s’étaient battus. Cette rivalité se retrouvera plus tard dans des circonstances originales. Elle n’empêchera pas toutefois une amitié solide de naître peu à peu entre eux et, le jour où nous accompagnâmes Henri à son dernier refuge, François, grippé, grelottant de fièvre, les yeux larmoyants, quitta son lit pour venir saluer son vieil et cher ennemi.

De toute façon, dès le mois de mai 1933, oubliant leurs rancunes scolaires, Henri et François faisaient équipe ensemble, moi-même avec eux, sur le versant Nord du Pic Rouge de Pailla. Il était encore fort enneigé, ce versant, et il fallait choisir entre les espadrilles et les souliers cloutés, les « Vibram » n’existaient pas. Nous préférâmes les espadrilles, et aussi, à gauche de la célèbre dalle, une cheminée assez redoutable, aux prises inversées, plus difficile que la voie de nos prédécesseurs. Henri l’escalada avec un brio remarquable, ne se servant guère que de ses pieds, dont la sûreté nous frappa. François et moi, en bons gymnastes, préférions les mains et les bras. C’était une erreur, et particulièrement sur le calcaire du Pic Rouge. Dès ce premier contact, Henri nous fit une excellente démonstration de son style, qui demeura toujours le sien, ne fut ce qu’à cause d’une certaine « petite main ». Plus tard, dans un autre genre d’escalade, les gymnastes reprirent l’avantage. Mais n’anticipons pas.

Cette course, à demi hivernale et en espadrille au Pic Rouge de Pailla ne manqua pas de péripéties héroï-comiques. Les rochers faciles, au-dessus de la dalle, disparaissaient sous des pentes de neiges fort raides et assez pourries, si bien qu’à l’inverse des conditions d’été, la dalle d’Allanz et ses alentours posaient moins de problèmes que la partie supérieure du versant. Les trois grimpeurs en espadrilles recherchaient, bien entendu, les rares rochers qui émergeaient. Mais ces rochers-là se révélaient peu commodes. Henri, après la démonstration de ses pieds agiles, continua par un exposé de ses états d’âme. Engagé dans un surplomb hargneux, croulant et couvert de neige pourrie dans sa partie supérieure, il s’écria brusquement, au moment de se rétablir et tel le mexicain de Marcel Amont à l’heure du travail : « ouïe ! ouïe ! ouïe ! Je vais dévisser ! ». « Eh là ! Pas de blague, grognèrent les suivants, ne t’énerve pas ! ». Dans un ultime effort, Henri enlève le morceau, souffle cinq secondes, puis, jetant un regard dédaigneux sur le surplomb vaincu : « Bah, dit-il, il n’était pas si vache que ça ! ». Les équipiers du dessous éclatèrent d’un rire homérique.

Assez tard, on arriva en haut du versant, auquel succédait une longue crête, toute neigeuse cette fois. On jugea tout de même qu’en sandales, ce n’était pas très sérieux, et on entama la descente. Elle n’était pas facile. Nous cherchâmes des becs rocheux pour placer des rappels. Ils étaient rares. Pourtant en voici un. Il n’a pas l’air solide. Je lève le pied pour l’éprouver : « Arrête, hurle Barrio, si tu le démolis, après, il n’y en aura plus ! ». Puis réalisant aussitôt l’énormité de son propos, il s’esclaffe.
Nous arrivons enfin au bord de la grande dalle de 35 mètres. Ici, autre problème : notre corde, en double, est trop courte. « Descendez sur la corde en simple, dit Cazalet, moi, je me débrouillerai ». Nous voilà sur la Hourquette d’Allanz, Henri et moi, regardant, inquiets, comment François se débrouille. Je crois me souvenir que Cazalet, au cours de l’ascension, a remis ses souliers à clous que, seul, et prudemment, il avait emporté dans son sac. C’est donc en brodequins à ailes de mouche bien rondes et bien glissante sur le calcaire que François va effectuer un relais au milieu de la dalle, pour y placer, sur un bec minuscule, un deuxième rappel. Nous n’avions, évidemment, pas de pitons.
Le brouillard monte et estompe par instants la silhouette de notre François. Assez sidérés, nous le voyons, au milieu de la dalle, les pieds en opposition sur deux prises peu franches, rappeler calmement la corde, poser un petit anneau sur le mini-bec, placer son second rappel. Et Henri, admiratif, sans l’ombre de rancune au sujet des batailles mémorables du temps de la « communale » s’exclame : « Quand même, ce François, qu’est-ce qu’il est fort. »

Juillet 1933. Cazalet, depuis des années, rêve du couloir de Gaube. Et l’affirmation de Jean Arlaud, le « pape » du Pyrénéisme de ce temps, affirmation selon laquelle un bombement de glace récent à la partie supérieure empêche toute sortie, n’a d’autre effet que de renforcer sa décision de l’attaquer un jour (1). Il ne s’en cache pas. Barrio écoute sans rien dire. L’apparition d’un nouveau personnage, très intéressé par la fondation du G.P.H.M. précipite les événements. Ce nouveau personnage, Henry Le Breton, nous donne rendez-vous à Lourdes, à Cazalet et moi. Nous sommes décidés à profiter de ce voyage pour aller ensuite à Cauterets et attaquer le couloir. Barrio, à qui Cazalet n’a jamais caché son projet, ne semble pas s’y intéresser.
Pourtant, (il nous l’avoua plus tard), l’arrivée de Le Breton rattaché à Toulouse, lui déplaît. Son réflexe, inspiré par le passé d’Ansabère, qu’il connaît bien, est le même que celui de Cames et Sarthou : il ne veut pas que le couloir échappe aux seuls Palois. Mais Cames et Sarthou avaient relevé le gant de leurs camarades morts (Calame et Carrive). Le couloir avait seulement infligé un échec aux Toulousains.

A Lourdes, nous rencontrons Le Breton, et aussi Lamathe et Senmartin. Nous décidons de fonder le Groupe Pyrénéiste de Haute Montagne (2). Puis, les trois camarades, intrigués par le matériel accumulé dans notre voiture – broches à rideaux, lames de métal percées de trous, marteaux, piolets, crampons – nous interrogent, très curieux de la destination de cette importante « quincaillerie ». Nous n’avons rien à leur cacher. Alors Lamathe et Senmartin nous confient qu’ils voulaient aller au couloir de Gaube le 15 Août. Que faire ? Les membres d’un club si fraîchement fondé ne peuvent se faire concurrence. Nous invitons Lamathe et Senmartin à venir avec nous le 14 Juillet.
Pour occuper le temps du 10 Juillet au 14, Le Breton propose une « première » à Gavarnie, la face Sud du Pic Bazillac. Arlaud et ses Toulousains y avaient essuyé récemment un échec.

Cette rencontre à Lourdes coûta à François et à moi la seconde ascension du Couloir. Pendant que nous grimpions la face Sud du Bazillac, Barrio, persuadé que nous étions allé directement au couloir, réunit en hâte son équipe, Aussat et Loustaunau, pour tenter de nous y devancer, ou, tout au moins, de nous y rejoindre. Il n’eut pas de mal à réussir. Ne soupçonnant pas le moins du monde cette concurrence inattendue, nous prenions notre temps.

Et quand, le 15 juillet, nous arrivâmes à notre tour dans la partie supérieure du Couloir, nous trouvâmes un piton à glace au pied du mur terminal et, plus haut, dans la paroi de la Pique Longue, deux pitons de rocher. Un peu plus loin, nous découvrîmes un piolet abandonné, coincé dans une fissure. Cazalet, furieux, s’en empara : « Dans un an et un jour, fulmina-t-il, il est à moi! » (Un an plus tard, moins un jour, Barrio devait aller récupérer son bien, et ce ne fut pas chose aisée…). En tout cas, ce 15 juillet 1933, si François avait rencontré Henri sur le glacier du Vignemale, un pugilat digne de l’ère scolaire n’eût pas manqué d’éclater une nouvelle fois entre eux et d’éveiller, par de forts jurons béarnais, les échos de la montagne.
Avec un esprit de décision remarquable, et un esprit de clocher qui l’était moins, avec une audace que peuvent difficilement mesurer les grimpeurs des temps présents, et un esprit d’équipe indiscutable, mais dont nous n’étions pas les bénéficiaires, Henri Barrio avait vaincu le Couloir à la suite de Brulle, Bazillac, de Monts, Célestin Passet et François Salles, quarante-quatre ans après leur mémorable première ascension, six ans après l’échec d’Arlaud et Laffont, et malgré une redoutable légende d’inaccessibilité ; victoire psychologique plus que victoire technique, mais la première n’a-t-elle pas une valeur beaucoup plus grande que la seconde ? Les déclarations des Toulousains avaient jeté un véritable « tabou » sur le Couloir, qui inspirait une sainte terreur aux plus audacieux. Ni Cames, ni Sarthou, ni Jean Santé, ni Le Breton ne croyaient en effet possible de relever le gant… perdu par les seigneurs pyrénéistes de l’époque dans la « fascinante cheminée de neige et de glace ».
Un homme cependant y croyait et le disait depuis longtemps, François Cazalet. Un autre y croyait aussi, mais ne le disait pas, Henri Barrio. Saluons les audacieux et oublions les rivaux. Leurs cordées affrontèrent le Couloir à deux jours d’intervalle et chacune ignorait le sort de l’autre. Le mystère restait donc entier et le mérite égal sur le terrain. Pourtant Henri Duboscq, notre « Monseigneur », l’homme aux mille sommets, dont l’âge, la sagesse, l’impartialité et les nombreuses courses en montagne faisaient autorité, jugea sévèrement Barrio et lui déclara un jour :
– Pour moi, le vainqueur moral du couloir de Gaube, c’est Cazalet.

Il était donc écrit que la rivalité des potaches de la Communale se poursuivrait sur les parois. Deux autres projets mûrissaient dans le crâne de Cazalet et il en avait déjà imprudemment parlé : la grande muraille Est d’Ansabère et la face nord du Capéran de Sesques. Deux autres projets encore étaient en gestation dans mon crâne à moi : la face nord de la Pique Longue du Vignemale et la face nord du Petit Pic du Midi d’Ossau. Barrio, lui, ne parlait toujours pas.

Le 8 août 1933, coup de tonnerre sur les Pyrénées : la face nord de la Pique Longue, cette immense dalle de 800 mètres a été gravie par Barrio et Bellocq, sans coup férir, c’est-à-dire sans donner un seul coup de marteau, sans planter donc un seul piton !…
Avouons-le : Barrio manifestait une rapidité de décision et d’action que nous n’avions pas. Il attaquait systématiquement tous nos projets avec une mobilité napoléonienne… Un soir de cette même année 1933, alors que nous prenions le frais sur la Place Royale devant un bon demi de bière, un camarade nous avertit :
– « Barrio est parti pour la face nord du Capéran de Sesques ». Juron de François ; silence de Roger Mailly, notre nouvel équipier ; décret du troisième personnage – moi – : « Départ demain matin, 4 heures. »

Une heure de voiture ; la gorge du Bitet ; la cabane de Razies où nous pensons que nos rivaux dorment encore. Nous contournons le gîte en silence, avec des ruses de Sioux sur le sentier de la guerre, pour ne pas éveiller « l’ennemi ». Dommage qu’il n’y ait pas eu de témoins : quel joyeux souvenir à évoquer dans les futures veillées de refuges !
Nous montons rapidement jusqu’au pied du Capéran. Silence : le monolithe semble désert. François se précipite au pied de la face nord : imprécations, malédictions d’éclater alors bruyamment sur Barrio ; de parois en parois, le vallon de Sesques en répercute les échos… Sur la muraille surplombante du Capéran, des pitons nous narguent, des pitons très spéciaux, à tête carrée, découpés dans l’atelier de l’école Saint-Cricq : les pitons que se fait fabriquer Barrio.
– « Le salaud, hurle François, il est venu là aussi ! »
Mailly et moi, plus calmes : – « Oui, mais il n’est peut-être pas arrivé jusqu’en haut. Allons au sommet par la voie normale : il aura bien laissé quelque trace de passage s’il a réussi. » Il était de coutume alors de déposer sa carte de visite au sommet.
« Allez-y si vous voulez, dit François, effondré, moi, je reste là ! » Au sommet, nous ne découvrons rien. Un peu rassurés nous rentrons. Barrio, en effet, n’avait pas réussi sur la face nord du Capéran. Elle sera gravie, deux ans plus tard, par Cazalet et Mailly. (Soit dit en passant, elle demeure, trente-cinq ans après, l’une des escalades les plus difficiles des Pyrénées.)
En septembre de cette même année 1933, François, Henri Sarthou et moi-même gravissons le socle de la grande muraille Est d’Ansabère avec l’intention de nous y attaquer sérieusement. Sarthou arrive le premier au point où la paroi s’élève d’un jet, verticale et surplombante. Il lève le nez, scrute la muraille, sourit et crie à Cazalet, médusé :
« Ici aussi, « il » est venu !… »
Au-dessus du point le plus haut du socle, juste au centre de la paroi, sur un éperon surplombant, rébarbatif au possible, quelques-uns de ces fameux pitons carrés s’étagent et disparaissent en plein ciel au-dessus d’un renflement. François, cette fois, demeura sans voix.
Barrio, ce «coucou» de malheur, devenait une hantise. Je pensais au «Voyage au Centre de la Terre», de Jules Verne. Les explorateurs trouvaient les initiales A.S. (Arne Sacknussen) à chaque étape de leur descente dans les entrailles du globe, même dans les profondeurs les plus reculées, alors qu’ils s’y croyaient les premiers venus. C’était aussi une réminiscence de Samivel, et de ses grimpeurs d’un sommet qu’ils espéraient vierge et en haut duquel trônait… une boîte à sardines !…
Pour occuper la journée, on attaque le dièdre de droite, barré d’un surplomb monumental. Mais on ne va pas bien haut. Le moral n’y est pas (3).
Barrio n’était pas allé très haut non plus. Mais c’est en sortant de cette tentative, ahurissante pour l’époque, qu’il attaqua la face nord de la Pique Longue. Par contraste, celle-ci lui parut facile et il n’y planta pas un seul des trente pitons dont ils avaient cru nécessaire, son compagnon et lui, de se munir. (Quant à son point d’attaque de 1933 à Ansabère, il sera repris victorieusement, trente-deux ans plus tard, le 5 septembre 1965, par un autre Ollivier, mon fils Jean, avec Hervé Butel).(4)

L’automne survint, les hostilités s’arrêtèrent. Mais les équipes rivales continuèrent à se regarder de travers. Pourtant nous avions souhaité dès le début inclure Barrio dans nos cordées et non l’avoir comme concurrent. Une fidélité sans faille à son ancien professeur Aussat, une camaraderie à toute épreuve pour d’autres montagnards qui ne gravitaient pas alors sur la même orbite que nous, sont sans doute à l’origine de cette rivalité curieuse, que nous n’avions pas prévue. Peu à peu, cependant, elle s’estompa. Un jour, Barrio entra dans le Groupe Pyrénéiste de Haute Montagne, comme nous le souhaitions. Je revins tenter avec lui la grande face d’Ansabère ; nous grimpâmes ensemble la voie Cames-Sarthou et nous réussîmes aussi quelques premières, comme la face sud des Aiguillous par une voie nouvelle.

En 1935, la face nord du Petit Pic d’Ossau devint notre nouveau couloir de Gaube. Mais Barrio y fut moins heureux. Une équipe avait attaqué la face nord-est sans succès. La même cordée descendit la paroi en plusieurs rappels et ne revint pas très optimiste sur les possibilités de la gravir. C’est alors que Barrio attaqua la plus belle voie : l’éperon Nord. Un énorme bloc lui resta dans les mains et faillit l’entraîner dans le vide. Il abandonna.
II prit sa revanche aux Encantats. La Tour de Bassiero, petite aiguille revêche, avait résisté aux assauts d’Arlaud et de ses équipiers.

Tel César dans la conquête des Gaules, notre Barrio aurait pu écrire à son professeur Aussat : « Veni, vidi, vici. » La Tour en effet ne résista pas une matinée.
Le soir même, au bord du lac de San Mauricio, la cordée paloise savoure sa victoire sous la tente, quand surgit un élément avancé d’une équipe toulousaine, qui se présente :
« Un tel, du Groupe des Jeunes. Mes camarades arrivent. Nous venons attaquer la Tour de Basiero. »
« Ah !, dit Barrio, imperturbable. »
« Oui, nous avons une cordée de premier ordre. Cette fois, nous l’aurons. »
« Certainement », approuve Barrio.
« Et vous, continue l’homme du G.D.J., daignant enfin s’intéresser à d’autres qu’aux siens, d’où êtes-vous ? »
« De Pau. »
L’interlocuteur change de couleur.
« De Pau… et… vous avez fait des courses par ici ? »
« Oui », dit Barrio.
« Quoi, par exemple ? »
« La Tour de Basiero !… »

1939… La Guerre, l’Occupation, la Résistance… Traqué par la Gestapo, Barrio est arrêté.
« Vous, grand montagnard », accuse l’Allemand qui l’interroge. Cela voulait dire : vous connaissez parfaitement la montagne, vous êtes bien le passeur qu’on nous a signalé.
Barrio proteste :
« Moi, un grand montagnard ? Mais regardez-moi bien ; comment voulez-vous que je fasse de la montagne : ma petite main (manquent toutes les phalanges, sauf une), mon petit pied (il est comme la main),  mon genou déboîté (suite d’une chute à ski), mon œil sans cristallin (autre chute à ski, la spatule dans l’œil), ma tension artérielle anormale (de 19 à 24),  mon cœur hypertrophié, qui bat trop vite, etc… »
L’Allemand est perplexe : Car tout ce que dit ce suspect est on ne peut plus vrai. Barrio est réellement un handicapé physique. Seule une volonté de fer soutient ce corps, qui n’a même pas une constitution normale. Embarrassé, le chef local l’envoie à Toulouse pour que ses supérieurs tranchent le cas. Sans cette hésitation Barrio eût été bon, tout de suite, pour Dachau ou Buchenwald (5).
Le train quitte Pau dans la nuit. Il est composé de vieux wagons, avec des portières tout le long. Le prisonnier demande à son gardien d’aller aux W.C. A l’endroit choisi – peu après Nay où le train a pris de la vitesse, ce qui lui interdit un arrêt rapide ; et encore à proximité des Pyrénées où il sera toujours possible de trouver refuge – il en sort… passe devant la sentinelle qui l’attendait derrière la porte, saisit alors la poignée à sa portée, ouvre la portière et bondit au-dehors, le plus loin possible !… Il roule sur le ballast de la deuxième voie et se retrouve assis, très près des marchepieds des wagons qui le dépassent. Les feux rouges du train s’éloignent. II saute alors dans le Gave ; il ne sait pas nager et croit bien qu’il va se noyer. A grand peine il atteint l’autre rive. A pied, à marche forcée, il gagne la vallée d’Aspe et la demeure de son ami Bourdieu, le premier vainqueur du Capéran de Sesques. Bourdieu est royaliste ; lui, Barrio, communiste. Mais toujours l’un soutiendra l’autre et réciproquement.

Après la Libération, Barrio s’occupa beaucoup de camps de montagne pour jeunes écoliers, normaliens, instituteurs, et je vins à plusieurs reprises lui donner un coup de main dans ces stages, qu’il organisait avec un dévouement inlassable. Il est difficile de compter les nombreuses vocations montagnardes qu’il suscita.
Nommé instituteur à Serrot-Ichère, hameau situé au-dessus de Sarrance et alors dépourvu de route, il y découvrit, parmi ses élèves, sa future femme. Par la suite, ses camarades grimpeurs, tant alpins que pyrénéens, ne manquèrent pas de le plaisanter joyeusement sur ce «détournement de mineure». Barrio laissait dire, en souriant. Il avait bien choisi. Gentille, dévouée, robuste et jolie, elle lui donna un solide garçon et une fort belle fille. Bon mari et bon père, très aimé des siens, il initia à la montagne et au ski son fils Jacques et sa fille Marie-Hélène. Guide Breveté de Haute Montagne, il avait une conception très saine et très sage de l’alpinisme, sans renier aucunement ses audaces passées et, sur ce plan, nous nous entendions admirablement bien.
Il n’en était pas tout à fait de même dans d’autres domaines, où nos opinions, diamétralement opposées, finissaient néanmoins assez souvent par se rejoindre sur des points de détail. Car Barrio était intelligent et jamais une discussion avec lui ne dégénérait en dispute. Un fait est certain : il était sincère et il était bon, persuadé vraiment que ses idées feraient le bonheur de l’humanité.
Précisément, ses qualités humaines lui attirèrent les sympathies de tous les milieux, car elles l’emportaient de beaucoup sur des défauts pourtant bien réels. Le personnage, en outre, manifestait une truculence particulièrement pittoresque ; et, parfois, une étourderie assez énorme. Nous en avons vu un exemple lors de notre ascension de 1933 au Pic Rouge de Pailla. En voici un autre.
Peu de temps après la fin de la guerre, le C.A.F. organisait une cérémonie au sommet de la Quatrième Pointe de l’Ossau – la Pointe Jean-Santé -, pour apposer une plaque en souvenir de Jean Santé son premier vainqueur, mort pour la France. Les voitures étaient rares à l’époque, les communications dans la haute vallée d’Ossau inexistantes. Barrio figurait parmi ces rares privilégiés qui possédaient une auto : une modeste Rosengart, à deux portes, assez délabrée : à la rigueur, on pouvait y tenir quatre. Plein d’ardeur pour participer à l’organisation de la cérémonie en l’honneur de Jean Santé, Barrio accostait dans la rue tous les membres du club :
« Tu viens dimanche, hein, sans faute ? » Le clubiste, assez souvent répondait :
« Je ne demande pas mieux ; mais les moyens de transport ? »
« Bah! disait Barrio, ça ne fait rien. J’ai une voiture. »
Le jour du départ, dix-sept invités se présentèrent pour prendre place dans la Rosengart…

Nous n’en sommes plus à la pénurie de voitures, ainsi qu’en témoignèrent les alentours du cimetière de Pau, le jour où une véritable foule accompagna, pour son dernier rappel de corde, le vainqueur du Vignemale par le nord.
II faisait gris, il faisait froid. Sa femme et ses enfants faisaient peine à voir. Venue tout exprès de Paris, une importante personnalité, qui s’acquittait là d’une dette de reconnaissance contractée pendant la guerre à l’égard de Barrio, prononça un éloge funèbre sincère et sympathique. Mais, s’il avait assisté à son propre enterrement, Barrio se serait réjoui de bien autre chose que de paroles flatteuses : autour de sa tombe, tous les partis politiques de France, toutes les classes sociales étaient réunis sans penser le moins du monde à se regarder de travers. Son esprit agile n’eût pas manqué de remarquer qu’il réalisait dans la mort le rêve secret de toute sa vie.

Robert Ollivier
(Altitude n°45, 1969)

(1) « Célestin a lancé un sort sur le Couloir : il ne peut plus être fait humainement sans moyens artificiels. » (J. Arlaud)
Ce mur de glace qui s’était montré peu redoutable pour les premiers ascensionnistes du Couloir de Gaube en 1889 avait pris en effet une importance capitale lors d’une tentative de seconde ascension, le 6 Juin 1927 par Jean Arlaud et Charles Laffont : ces grimpeurs ne purent le franchir et durent redescendre le Couloir.
(2) Voir Altitude n° 38 « Comment fut fondé le GPHM », par R. Ollivier.
(3) C’est par ce «dièdre de droite» ( le Dièdre N-E ) que fut vaincue pour la première fois, en 1954, la grande muraille Est d’Ansabère. (12 et 13 août 1954 par J. et P. Ravier et G. Santamaria).
(4) Voir Altitude n° 41 «Le dernier Grand Dièdre d’Ansabère» par J. Ollivier.
(5) H. Barrio perdit d’ailleurs un de ses frères en Déportation. N.D.L.R.