La première ascension du Vignemale par le couloir du Clot de la Hount

La première ascension du Vignemale par le couloir du Clot de la Hount
Henri Brulle à Gavarnie

La naissance du Pyrénéisme de difficulté

Henri Brulle

12 août 1879

En 1874, j’étais monté au Vignemale par les cheminées de Cerbillona, route pénible et peu fréquentée, car guides et touristes préfèrent ordinairement la rive gauche du glacier de Montferrat, dont la pente peu inclinée les conduit sans danger à dix minutes de la cime. Mais ces deux voies forcent à de grands détours, je parle surtout pour ceux qui viennent de Cauterets. Ne pourrait-on pas abréger l’ascension, non pas en montant par le côté Nord qui tombe droit sur les Oulettes, mais par le vallon du Clot de la Hount, qui ne se trouve séparé du cirque des Oulettes que par une arête étroite, et par où l’on atteindrait directement la cime de la Pique-Longue ? C’est ce qu’avait pensé M. Frossard, membre de la Société Ramond, et il l’avait tenté en 1868, mais le glacier était cette année-là tellement dur et crevassé, que les ascensionnistes furent forcés de rétrograder, après avoir failli périr, et la voie du Clot de la Hount fut déclarée impraticable.

 

 

Cependant j’avais formé depuis longtemps le projet de tenter l’aventure, et je ne me laissai pas décourager, convaincu qu’il faut toujours juger les choses par soi-même et de près. Du reste, le glacier qui, par son mauvais état, avait été la principale cause de l’insuccès de M. Frossard, pouvait se trouver cette année, par suite de l’abondance de la neige, beaucoup plus accommodant. Mon compagnon habituel d’excursions, Jean Bazillac, accepta avec joie de m’accompagner, et nous nous mîmes en quête de guides. La chose n’était pas aussi simple qu’on pourrait le croire. Dès les premiers mots de l’affaire, au seul nom du Clot de la Hount, tous se récriaient, disant bien haut que personne n’y était encore passé, que personne n’y passerait, que ce n’était point la peine d’y aller voir. Que faire? Des deux guides qui avaient fait partie de la première expédition, l’un, Joseph Barane, était mort, l’autre, Sarrettes, était je ne sais où, en Aragon, avec M. Schrader. Les choses en étaient là, quand Sarrettes revint : il hocha la tête d’abord, puis consentit, et Pierre Bordenave, quoique ne s’y fiant pas trop, se joignit à nous.

La soirée du 11 août trouva notre petite caravane réunie à la cabane supérieure des Oulettes, qui tout juste assez grande pour quatre, nous fut cédée en entier par son complaisant propriétaire, et au coucher du soleil, nous nous étendions sur une couche odorante, mais légèrement anguleuse, de rhododendrons, un peu inquiets du temps que quelques nuages commençaient à obscurcir. Nos craintes n’étaient point vaines, car nous commencions à peine à sommeiller, que l’orage éclata et prit bientôt des proportions effrayantes. Je sortis de notre abri, ce qui fut vite fait, ma tête y faisant office de porte, et j’assistai à un de ces spectacles que l’on ne saurait oublier ni décrire. La nuit était noire comme de l’encre : par instants, la lueur blafarde des éclairs illuminait le ciel, sur lequel apparaissaient sombres et menaçants la Pique-Longue et le Petit Vignemale, qui semblaient prêts à nous écraser. Les coups de foudre se succédaient presque sans interruption et avec une intensité épouvantable, et le son clair des clochettes du troupeau qui se groupait autour de la cabane se détachait d’une façon bizarre au milieu du fracas du vent, du tonnerre et de la grêle. C’était à croire que quelque génie protecteur de la montagne, soupçonnant nos projets, voulait intimider les audacieux qui se préparaient à forcer un rempart encore intact. J’avoue que nous fûmes un instant découragés. Mais la fureur des éléments avant été trop soudaine et trop violente pour être de longue durée. Avant minuit tout était calmé, et le lendemain matin, à 5 heures, quand nous quittions notre abri, le ton gris du ciel témoignait seul encore de la tempête de la nuit.
Au lieu de monter vers la crête, sur la droite du cirque, ce qui eût été plus direct, mais nous aurait peut-être présenté de grandes difficultés dès le début, les guides préférèrent faire le détour du col des Oulettes, par où nous devions arriver facilement au pied même du glacier du Clot de la Hount.

Par cette voie, nous avions de plus l’avantage de trouver de l’eau, car il s’agissait de déjeuner confortablement, précaution indispensable à des gens qui ont à donner un rude coup de collier. Nous finissions à peine de sacrifier à cette habitude quotidienne, tout près du col, que le soleil parut, réchauffant les courages et chassant les dernières brumes. Bientôt, nous passions le col et tournant brusquement à gauche, nous nous trouvions vingt minutes après en face de l’ennemi.

«Le glacier, dit M. Frossard (Bulletin de la Société Ramond, 1870), est très large dans le bas, ayant bien cinq à six cents mètres; à un tiers de sa hauteur, il se rétrécit abruptement des deux côtés et perd à peu près la moitié de sa largeur; au second tiers, il se rétrécit de nouveau de la même manière, et même il se divise. La pente est extrêmement raide depuis la base jusqu’au sommet; le grand piton du Vignemale domine et semble surplomber le tout à une hauteur d’au moins 600 mètres : une pierre lancée du sommet viendrait en bondissant sur le glacier ajouter son volume à l’immense moraine qui encombre le Clot de la Hount.»

Telle était la route que nous avions à suivre. A 8 heures, nous mettions le pied sur le glacier, encore et pour longtemps à l’abri du soleil, circonstance heureuse, qui nous épargnait le danger des chutes de pierres. D’abord peu pénible, la montée devint difficile à mesure que nous nous élevions, la pente augmentant sensiblement. Mais la neige avait heureusement juste la consistance nécessaire pour offrir à nos pieds un appui solide, et nous pûmes arriver sans difficulté à peu près vers l’endroit où, moins heureux, nos prédécesseurs avaient dû s’arrêter, et où ils n’étaient parvenus qu’avec le plus grand danger, en taillant constamment des marches sur le glacier.

Puis, nous essayâmes le rocher et, à condition d’avancer avec précaution, tout alla bien pendant un moment, mais bientôt la roche devint lisse, presque perpendiculaire, et force nous fût de l’abandonner. Cette fois, la situation se corsait : de quel côté nous diriger? Le glacier, à son sommet, formait une sorte de fourche, dont la dent de gauche, la plus longue, presque absolument verticale, était de glace noire; impossible de s’y hasarder; il fallait aller essayer de l’autre. Il fut donc décidé que nous nous dirigerions vers l’angle de la fourche, en prenant le glacier en écharpe, et nous nous mîmes en marche, Bordenave en avant, marquant les pas, puis Bazillac; moi et Sarrettes à l’arrière-garde. La pente était telle que, tandis que notre main droite tenait le bâton solidement fixé, notre bras gauche, horizontal, prenait appui dans la neige en s’y enfonçant jusqu’au poignet. Nous fîmes ainsi une centaine de mètres. Une étroite corniche de glace régnait à l’angle de la fourche sous le rocher surplombant. Au-dessous, la pente se redressait encore. Bordenave y grimpa légèrement, et solidement arc-bouté, tendit son bâton à Bazillac en lui recommandant de bien le tenir. Sage précaution, car la neige céda sous son pied, et s’il avait négligé la recommandation qui lui était faite, c’en était fait de lui. Je me hissai ensuite, avec la même prudence qui me sauva du même péril, puis nous tirâmes Sarrettes.

Accroupis sur cette petite terrasse qui avait à peine 50 centimètres de largeur, nous primes un instant de repos, sondant l’effrayant abîme que nous avions sous nos pieds, nous demandant si ce n’était pas folie de poursuivre, car le roc était absolument inaccessible autour de nous, et la glace du couloir, à notre côté, était dure comme du fer et affreusement inclinée. C’était la seule issue possible; il ne fallait pas reculer sans l’avoir essayé. Entre la glace et le rocher vertical, sans aspérité, régnait un vide causé par le retrait de la glace et celle-ci était taillée en biseau tout le long du couloir. C’est dans cette arête que Bordenave en équilibre, appuyé d’une main contre le rocher, taillait avec peine des marches, comme les dents d’une crémaillère, et nous montions peu à peu tout doucement et avec le moins d’effort possible, tremblant à chaque instant de sentir la glace céder sous notre poids.

Nous restions ainsi souvent plus d’une minute immobiles et respirant à peine, dans les positions les plus tendues. Pendant une de ces stations qui nous paraissaient interminables, Bazillac hasarda je ne sais plus quel refrain d’un opéra nouveau; mais la chose ne fut pas du goût de Sarrettes qui, derrière nous, jugeait mieux encore qu’un autre de la gravité de la situation; aussi, avec sa rude franchise, gourmanda-t-il brusquement cette gaieté intempestive. Je ne saurais dire au juste quelle fut la longueur de cet affreux passage, ni combien il dura. Ce n’est que lorsque nous eûmes trouvé plus haut, sur le rocher, un équilibre un peu plus stable, que nous songeâmes à nous reconnaître, et nous nous amusâmes à pousser sous nos pieds des débris de roches pour voir le trajet que le moindre faux pas nous aurait fait parcourir.

Qu’à ce sujet, on me permette de revenir sur une observation faite souvent, mais sur laquelle on ne saurait trop insister : je veux parler de l’usage de la corde, que nos meilleurs guides négligent toujours. C’est ainsi que la nôtre resta tout le temps sur le dos de Sarrettes, et pourtant jamais son emploi n’eût été plus utile que dans cette périlleuse ascension. Dans plusieurs circonstances j’ai vu cette négligence faillir être fatale : au Balaïtous, l’an dernier, Sarrettes, an passage de la rimaye, an pied de la grande cheminée, ne dut son salut qu’à la poigne vigoureuse d’un berger de Labassa qui nous accompagnait; moi-même, cette année, en montant à la Munia, j’ai senti tout d’un coup la neige céder sous moi, et je suis tombé durement à une profondeur, il est vrai, d’un mètre et demi seulement, sur un amas étroit de pierres qui émergeait d’un rapide et profond torrent. Je ne cite là que des incidents, mais qui sait si à la prochaine fois, l’oubli de la corde n’aura pas des conséquences plus fâcheuses ?

Le plus difficile était fait et la victoire paraissait assurée; mais nous n’étions pas encore tout à fait au bout de nos peines. L’escalade des rochers n’est guère moins pénible que celle du couloir : il nous faut chercher les saillies, heureux encore quand elles ne nous restent pas dans les mains; et celles qui résistent sont tellement étroites, que nos doigts contractés ne peuvent qu’avec peine aider le corps à s’élever sur ces surfaces glissantes. Nos genoux nous sont de plus de secours que nos pieds, et nos bâtons nous embarrassent, obligés que nous sommes de les accrocher où nous pouvons ou de nous les faire passer l’un à l’autre. De loin en loin, quelques rainures plus profondes, places de blocs écroulés, facilitent un peu l’ascension. Mais le sommet qui paraît tout près semble fuir à mesure que nous avançons, et pas une place où nous arrêter un peu en sûreté. Enfin les saillies deviennent plus larges, le roc est plus profondément entaillé, et un dernier effort nous amène sur la cime.

Notre premier soin fut de nous asseoir un peu à l’aise, pour nous remettre de la contention physique et morale où nous avaient tenu pendant deux heures les difficultés qu’il nous avait fallu surmonter. Je ne crois pas, en effet, qu’aucune ascension dans les Pyrénées soit plus pénible. Le Balaïtous offre, peut-être, dans sa grande cheminée et à la brèche Latour, des passages aussi périlleux, mais ce n’est l’affaire que de quelques instants; au Clot de la Hount, le danger est continu. Encore avons-nous été favorisés cette année par l’état exceptionnellement favorable du glacier, couvert d’une neige excellente, presque jusqu’à son sommet. Aussi n’est ce réellement pas une ascension à conseiller, on ne peut la recommander qu’aux touristes exercés et amateurs d’émotions.

Nous fûmes étonnés de l’immense quantité de neige qui couvrait cette année les Pyrénées. Le Tendenera, que nous avions trouvé l’an passé absolument dénué de neiges, semblait être flanqué de véritables glaciers. Le ciel était merveilleusement clair, et les montagnes resplendissantes au soleil ne nous avaient jamais paru si belles.

Nous restâmes environ une heure au sommet (j’ai négligé de noter exactement les heures); puis nous repartîmes vers 11 heures, sans songer un seul instant à redescendre par le même chemin. Je désirais du reste suivre le grand glacier, dont je n’avais fait qu’effleurer, en 1874, le plateau supérieur, pour descendre par les cheminées de Montferrat, dans la vallée de l’Ara. Nous fûmes bientôt arrivés à la Hourquette d’Ossoue, tantôt courant, tantôt glissant, franchissant les petites crevasses, contournant les grandes. De là aux Oulettes, ce fut l’affaire de quelques enjambées. Splumous fut rapidement dépassé; puis le lac de Gaube, le Pont d’Espagne et le Cériset; et quatre heures et demie après avoir quitté, le sommet du Vignemale, nous fîmes notre entrée à Cauterets.

L’incrédulité accueillit d’abord le récit de notre succès; ce ne fut que lorsqu’on eut vu sur le glacier les traces de nos pas, qu’il fallut bien admettre l’évidence.

Je ne puis pas terminer sans remplir un devoir qui consiste à rendre hommage au dévouement et au courage de nos guides. La réputation de Sarrettes n’est plus à faire, et malgré ses soixante ans passés, il est encore digne de la confiance des touristes; on trouverait difficilement un type plus parfait (le montagnard, et sous une rude enveloppe, plus de discrétion, d’honnêteté et de dévouement. Bordenave, chasseur intrépide, jeune encore, agile et aimant son métier, est formé à l’école de Sarrettes; il y a quelques années encore, il ne connaissait guère que les environs de Cauterets, maintenant qu’il nous a accompagnés, M. Bazillac et moi, dans presque toutes les grandes ascensions du Balaïtous au Néthou, nous avons pu l’apprécier, et nous le recommandons d’autant plus vivement que la race des guides de bonne trempe est près de s’éteindre à Cauterets. Bien peu parmi les jeunes se livrent aux courses longues et pénibles, alors qu’on peut si doucement gagner sa vie en accompagnant à cheval les dames et les enfants au lac de Gaube ou au Monné.

Henri Brulle
ASCENSIONS
Réédition de 1986

SAVOIR PLUS : L’histoire de la conquête du Vignemale