excursion au Posets par Louis Balsan

Excursion au Posets, par Louis Balsan

En Aragon sur les traces du Comte Russell

Excursion au Posets, 3367 mètres

15-18 août 1951

Louis Balsan

Les Posets vus des Gourgs Blancs Août 1937
Les Posets vus des Gourgs Blancs Août 1937. Photo de Marcel Grillet

Première journée, 15 août

Après la messe à Montréjeau, départ avec Pierre de Lassus, Simone, M. Sarrieu. Nous prenons à Arreau le docteur Mony qui va nous indiquer le chemin. Il a une belle tête et une silhouette de vrai montagnard. Nous laissons la voiture à l’Hospice de Rioumajou (1560 mètres). Nous mettons sac au dos avec quatre jours de vivres, et en avant vers le port de Caouarère, frontière espagnole. La montée est raide. Il fait chaud et les taons nous harcèlent. Vers 12h30, nous déjeunons, face à l’Arbizon. Puis nous quittons Simone et M. Sarrieu et montons vers le Tuquet de Caouarère qui découpe la frontière. Nous arrivons au port un peu avant 15 heures, après avoir monté 1100 mètres. En face de nous, le docteur nous montre le Posets et le chemin que nous devons prendre le lendemain. Nous le quittons et le voyons monter encore quelque temps sur la crête, vers le Batoua, d’où il descendra vers Rioumajou, à la recherche d’un isard avec sa carabine.

Au-dessous de nous, plonge la vallée de La Cinqueta de la Pez vers laquelle nous descendons par gradins successifs. Nous apercevons trois vautours qui décrivent de grands cercles au-dessus de nous. Ce premier paysage espagnol est grandiose. Nous atteignons les bords de la Cinqueta vers 17h30 et longeons la gorge jusqu’à 18h30. Nous traversons la gorge au-dessus d’une cascade après avoir enlevé nos souliers et débouchons sous la première grange de Viados.

Pierre de Lassus a des souliers qui lui font très mal. C’est par un effort de volonté remarquable qu’il arrivera à tenir pendant trois jours de dures marches vers les sommets et vers les vallées.

Les Posets vus depuis les granges de Viados
Le Posets et les granges de Viados

Vers 19h00, nous atteignons la dernière grange de Viados, après avoir contourné le confluent de la Cinqueta de la Pez et de la Cinqueta d’Aygues Cluses. Nous traversons cette dernière et remontons sur sa rive gauche, puis tournons à droite, vers la cabane d’El Clot. La nuit est tombée. Cette remontée de 350 mètres depuis Viados, à travers une sombre forêt abrupte, est particulièrement pénible. Nous atteignons, un peu par miracle, la prairie où se trouve la cabane d’El Clot et l’enceinte pour les mulets. La cabane est en pierre, recouverte de rondins. On s’y glisse par une étroite entrée. L’aspect intérieur est comme une crèche d’un Noël provençal. Des madriers enserrent un lit de branches de sapins. Il y a un foyer pour faire du feu et une réserve de bois sec. Il est 21h30.Nous allons chercher de l’eau à la cascade toute proche et allumons du feu. Dîner frugal agrémenté de vin rosé et d’un grog à l’armagnac. Nous nous endormons au son de l’orage et de la pluie qui vient nous vaporiser à travers les interstices des pierres. Mais nous avons un bon feu, un bon toit et bien sommeil.


Deuxième journée, 16 août

Nous nous réveillons vers 5 heures, ranimons le feu et préparons le café. Nous rangeons la cabane et partons vers 6h15 vers le Posets, en remontant le pâturage abrupt. Nous franchissons une croupe de pierres schisteuses et traversons un premier torrent, puis un second, en continuant à nous élever. Nous longeons une tache de neige, puis attaquons un névé d’une certaine importance. Nous apercevons, sur la crête de gauche, une douzaine d’isards qui se découpent sur le bleu du ciel, à 300 mètres environ. Quand ils nous voient, ils disparaissent derrière la crête, mais deux ou trois plus curieux ou audacieux restent quelques instants à nous contempler. La montée est dure ; nous nous arrêtons souvent. Nous laissons à droite un glacier et par trois névés successifs, sur lesquels nous utilisons nos crampons, nous atteignons, vers 14h, le bas de la crête qui doit nous mener au Posets. Nous apercevons de l’autre côté le glacier qui nous mènera plus tard vers la vallée d’Astos et nous montons par une crête abrupte en rocher schisteux, pourri. Il faut faire attention au rocher très friable.

Nous atteignons enfin la longue crête du Posets qui est presque à plat. Malheureusement le temps s’est couvert et les nuages empêchent de voir vers la Maladetta et l’Espagne, de ce belvédère célèbre par l’étendue de ses vues.

Nous sommes au Posets ou Punta de Lardans, un des plus grands sommets des Pyrénées, un des plus étranges et des plus isolés. Nul autre que lui ne comporte une marche d’approche aussi longue. Depuis El Clot, nous avons gravi 1300 mètres.

Nous n’aurions pas aimé descendre par la crête en schiste pourri, par laquelle nous sommes montés. Nous devions trouver pire dans la cheminée qui nous accueillit vers le glacier, le col de Paùl et le retour.

Il est 15h00. La cheminée s’offre à nous vers le glacier, à 300 mètres en contrebas. Il faut y aller, il n’y a pas de choix. C’est à ce moment que tous les conseils techniques donnés par mon cousin de Layre, au cours de diverses excursions faciles, se rassemblent dans ma mémoire, conseils qui nous ont permis de triompher. Pour surmonter les difficultés, il faut les découper en tranches.

Nous appliquons ces principes à la descente dans cette cheminée et, soit par dix mètres, soit à la fin par vingt-cinq mètres, nous descendons en nous assurant avec la corde. Pierre de Lassus descend le premier et je l’assure. Puis il s’abrite le long de la paroi car les pierres tombent dans ce couloir schisteux. Enfin nous descendons les sacs et piolets. Si Pierre de Lassus a réussi à descendre assuré, je dois y arriver aussi. Toutefois, je m’attache à la corde dont il tient le bout et ce m’est un réconfort moral, grâce auquel nous arrivons finalement au glacier. Il nous a fallu trois heures pour descendre la cheminée. Mes crampons mal attachés sur mon sac ont disparu. Mon sac tout neuf, heurté par une pierre dans la cheminée, est parti en roulant 200 mètres plus bas sur le glacier. Son contenu est un peu en marmelade et mes affaires de toilette, arrachées d’une poche, ont besoin d’être renouvelées.

Une fois sur le névé, je me sens tout ému d’être arrivé et n’ose plus bouger. Pierre de Lassus me fait honte en me rappelant qu’un névé est une piste de bobsleigh idéale, et nous descendons à grande allure, les talons en avant et le piolet calé sous le bras.

Nous franchissons le col de Paùl qui me paraît aussi beau et facile à parcourir que les Champs Elysées et nous progressons sur le glacier vers la vallée d’Astos. Puis nous obliquons à droite et descendons dans la direction de Turmes. Le soir descend et, vers 20h, nous apercevons les feux d’un camp militaire, près du refuge vers lequel nous allons, mais la nuit nous surprend. Et c’est à tâtons que nous franchissons le Rio d’Astos vers le refuge d’Estos autrement appelé El Cantal, du nom d’un gros rocher tout proche de la cabane du Soldat.

Nous sommes descendus de 1600 mètres depuis le Posets. Le jeune gardien du refuge parle français admirablement et me dit qu’il l’a appris à Bordeaux. Je lui demande s’il connaît le gardien de la Rencluse qui m’a guidé vers le Nétou il y a plus de vingt ans et qui avait également vécu à Bordeaux. C’est son père. Nous tombons dans les bras l’un de l’autre. Il s’appelle José Abadias et a bien développé la tradition familiale. Le grand-père est mort au Nétou foudroyé. La grand-mère, une espagnole aux traits fins, dont il me montre la photo, a maintenu la tradition du Nétou. Elle vient de mourir.

Le père que nous avons bien connu est toujours à la Rencluse et lui, son fils, vient de construire ce refuge d’Estos qui est merveilleux. Il nous fait manger de l’isard et nous sert un vin excellent. Son refuge est très propre et il s’arrange pour nous coucher dans une pièce à part.

Nous avions l’intention de revenir par le port de Vénasque et nous rêvions de mulets espagnols qui nous remonteraient vers la frontière française. Hélas, nous sommes des indésirables. Malgré notre visa espagnol, cette zone est interdite, comme toutes les Pyrénées espagnoles dont l’accès est désormais soumis à l’autorisation du ‘ Capitan General ’ à Saragosse, sorte de gouverneur militaire du nord de l’Espagne.

Nous sommes dans la ‘zona de guerra’ où nous n’aurions jamais dû entrer. A deux kilomètres, nous verrons le lendemain dans la vallée, à la lorgnette, une grande caserne pour les troupes espagnoles qui pourrait loger 500 soldats. On nous raconte que les excursionnistes français sont emmenés 2 ou 3 jours à Vénasque, puis refoulés par les cols par lesquels ils sont entrés, et cela malgré leur passeport avec visa espagnol. Nous frémissons à l’idée de repasser par le Posets et Caouarère. Une seule solution : filer par le port d’Oô dont l’accès s’amorce juste derrière le refuge et qui est trop fatigant pour les patrouilles, celles-ci se prélassant surtout dans les vallées en éventail de Vénasque vers la frontière.

Que dire du régime d’un pays où en pleine paix un chef militaire peut ignorer le visa d’entrée donné par le représentant diplomatique accrédité de son pays, visa auquel l’étranger non prévenu se fie en toute bonne foi.


Troisième journée, 17 août

Le matin, nous nous reposons dans ce refuge accueillant et propre, blanc aux volets verts, baigné par le soleil levant.

A la lorgnette, Abadias voit deux carabiniers qui montent vers nous. Heureusement, ce sont des amis à lui. D’ailleurs les carabiniers (police) sont plus coulants que les troupes régulières qui dépendent de cet excellent Capitan General (armée).

Abadias leur explique notre cas et leur assure que nous rentrons sans tarder, par le port d’Oô, vers notre douce France.

Nous prenons notre petit-déjeuner auprès d’eux. Ce sont de braves et simples gens. L’un est de Salamanque, l’autre d’Andalousie. Il semble perdu dans ce grand Nord, comme moi dans ce grand Sud.

Ils boivent à la régalade un litre de rouge, dans cette carafe à long bec, spéciale à l’Aragon et à la Catalogne.

Ils sourient et sont gentils, comme les militaires de tous les pays. Ils ont des sigles sur leurs ceinturons. Je n’aime pas les aigles sur les ceinturons. Peut-être est-ce moi dont les idées sont arriérées.

Vers 11h, nous abandonnons ce refuge hospitalier, et, bien reposés, nous montons vers le port d’Oô. Nous rencontrons deux bergers, dont l’un muni d’une houlette, qui accompagnent un troupeau de moutons dans notre direction. Ils nous précisent le chemin. L’un d’eux a un geste charmant en aidant un tout jeune agneau à franchir un torrent. J’aime mieux les bergers que les carabiniers.

Nous nous arrêtons souvent pour ménager nos forces et progressons lentement mais sûrement. Nous surplombons le lac de Gias en longeant le Ceil de la Baque et, à droite du Pic d’Oô, pyramidal et rigide, nous découvrons le port d’Oô. Nous perdons une demi-heure à en trouver le passage qui est au plus près du Pic, et nous le franchissons vers 16h, après 1100 mètres de montée, pour descendre sur le névé des Gourgs Blancs séparé par une moraine du lac glacé d’Oô.

Au total, dans ces trois jours, nous avons gravi 4000 mètres et sommes heureux de retrouver la France et le chemin du retour.

Hélas, le temps se gâte et nous ne devons pas nous arrêter. Nous descendons rapidement la gorge de Névés, surmontée par les Gourgs Blancs et le Pic Gourdon. Nous approchons du Spijoles qui est délicat à contourner. Il faut monter sur son arête est pour ne pas risquer de tomber dans le lac du Coume de l’Abesque aux flancs abrupts. Ce lac, qui paraît immense au fond des précipices, est de toute beauté. Son bleu est merveilleux, parsemé de grands icebergs. Nous voyons un cairn qui semble indiquer le chemin d’Espingo et, juste à ce moment, le brouillard tombe et nous étreint. Il est 17h. Depuis ce moment jusqu’à l’obscurité totale, nous descendrons sur la gauche, à travers prairies, rochers et névés, en ayant l’obsession de contourner le lac de Saoussat et de ne pas y tomber.

Souvent attirés par le fond, nous sentons que la pente se raidit, et remontons dans le brouillard et à travers les rochers et gazons mouillés. Soudain, un névé se détache à cinquante mètres de nous et glisse vers sa moraine dont les rochers se précipitent vers le fond de la vallée.

Grâce à quelques cairns entrevus de temps à autre, nous progressons vers le bas dans le brouillard, mais à 20h30 nous décidons de nous arrêter, effrayés par le bruit d’une cascade et faisons halte sur une dalle en surplomb.

Nous allumons un grog et nous installons pour la nuit. La pleine lune se lève et lutte avec le brouillard qui se dégage, nous découvre le cirque dans lequel nous sommes descendus mais ne nous permet pas d’apercevoir le fond de la vallée.

Au petit jour, nous voyons enfin sous nos pieds le lac de Saoussat. Le sentier d’Espingo est en pente douce à 300 mètres de nous. Si l’obscurité nous avait saisis une demi heure plus tard, nous n’aurions pas bivouaqué en montagne à plus de 2000 mètres, mais nous aurions manqué le spectacle théâtral qui nous était offert : la lutte de la lune qui se lève avec le brouillard du soir qui monte de la vallée ; la lutte du soleil levant qui éclaire les pics et dissipe les ombres de la nuit ; la lutte avec nous-mêmes enfin, car si nous n’avions pas lutté pendant trois jours, nous n’aurions pas triomphé du pic mystérieux des Pyrénées. A quoi bon dirait le profane affronter les risques et fatigues de la montagne. Oui, certes, mais il existe un proverbe persan qui raconte :

« Celui qui est amoureux des perles, Il plonge dans la mer. »


Quatrième journée, 18 août

Après les fatigues suprêmes du bivouac, la civilisation s’est à nouveau offerte à nous. Le sentier qui contourne le lac de Saoussat est dallé. Déjà vers 6h des alpinistes se dirigent vers le Ceil de la Baque, dans le calme du matin qui se lève.

Puis nous arrivons au refuge d’Espingo, qui domine le lac du même nom. Suivant une vieille habitude de l’armée britannique qui m’a accueilli dans son giron, pendant quelques semaines, je me rase sur la terrasse avant le petit-déjeuner. C’est excellent pour le moral et le mulet qui me regarde et me tient compagnie est si caressant et si gentil.

Bien restaurés, nous descendons vers le lac d’Oô pour terminer ce merveilleux escabeau de lacs successifs. Pierre de Lassus a des ampoules multiples et mauvaises, dont une au talon qui est verdâtre. Il a porté sa croix dans cette excursion au Posets. Il dit qu’il ne recommencera plus.

Ce n’est pas vrai. Russell, Lassus, Abadias. Ces noms ont trop les Pyrénées dans le sang pour pouvoir y renoncer.

Quant à moi, après avoir gravi le Nétou, le Mont Perdu, le Posets, je me sens aussi un peu de la famille.

L’excellent surveillant de l’Electricité de France, M. Jourtaud, me permet de téléphoner pour annoncer notre retour. Je lui apporte le salut de José Abadias. Il me dit ne l’avoir connu que tout petit, et avoir bien regretté de l’avoir manqué l’an dernier alors qu’il descendait du port d’Oô. Séparés par les Pyrénées, l’amour de la montagne les unit.

Nous retrouvons à Astau le baron de Lassus et Simone venus nous chercher. Mon oncle Marc nous réconforte avec du rosé du Pouy et nous photographie. Simone s’occupe des pieds de son mari qui sont en marmelade, comme le contenu de mon sac qu’elle a l’extrême sollicitude de ranger.

Mon oncle Marc, sans l’avouer, est assez content de notre exploit. Au fond, il est un peu responsable. Il y a quelque 25 ans, quand nous étions gamins, c’est lui qui nous a montré le chemin des Pyrénées, école de volonté et source d’amour de notre beau pays.


Je remercie Jean Balsan pour son texte qu’il met à la disposition des lecteurs de ce site.


« Ce texte est de mon père. J’ai estimé utile de le remettre en forme. Je n’ai corrigé que quelques coquilles typographiques. C’est lors d’un séjour au château de Valmirande à Montréjeau les 11 et 12 août 2003 avec mes enfants que Tante Simone de Lassus m’a remis le manuscrit dactylographié. Je l’en remercie du fond du cœur, car c’est un document qui témoigne de l’amitié profonde entre Pierre de Lassus et Louis Balsan et encore aujourd’hui entre nos deux familles. »

Rennes, 7 septembre 2003, Jean Balsan.